La communauté du Libre n'est pas un roman de J. R. R. Tolkien
Rédigé par antistress le 24 octobre 2010 - 17 commentairesDeux billets publiés à moins d'un mois d'intervalle me font réagir.
Premier billet
Le premier est « Journal d'une apprentie, cinquième partie » qui a été publié sur Génération Linux.
Comme son nom l'indique c'est le cinquième billet d'une série publiée par une certaine Élodie, utilisatrice de Windows (probablement XP), qui raconte sa découverte de Linux (Ubuntu 8.4 en dual-boot en l'occurrence). À l'énoncé des motivations (Windows marche pas comme je veux et mon petit copain qui est sous Linux me dit que c'est mieux et puis ça lui ferait tellement plaisir) on comprend vite que cette aventure est d'emblée vécue comme un rite sacrificiel, ce qui laisse mal augurer de la capacité de la demoiselle à adhérer au changement d'habitudes induit par un changement de système d'exploitation, comme nous le verrons un peu plus loin.
Compte tenu de leur piètre qualité, ces billets ont bénéficié d'une visibilité extraordinaire dans le monde geek qui ne peut s'expliquer selon moi que par le genre de l'auteure et la promesse affichée dans le titre de lire l'histoire de sa défloraison numérique, toutes choses qui mettent immanquablement en émoi la communauté geek qui, comme vous le savez, est très largement masculine. D'ailleurs je vous invite à faire un essai, la prochaine fois que vous chercherez de l'aide sur un forum informatique, et de vous y connecter sous un quelconque prénom féminin et à vous faire passer pour une jeune femme débutante pour constater avec quels zèle et patience inhabituels les forumeurs vous prêteront main-forte.
Le premier billet débute ainsi :
« Bonjour à tous, je m'appelle Elodie, j'ai 20 ans et je suis sous Windows ("Bonjouuuur Elodiiiie", diraient les Windows Anonymes).
Je suis nouvelle rédactrice ici : j'ai été sollicitée par mon cher et tendre pour écrire une sorte de journal, qui racontera, pas à pas, ma nouvelle aventure vers Linux, et en particulier vers Ubuntu.»
Chose étonnante, ce premier billet se termine par l'annonce que son petit copain (taulier du blogue) lui installera Ubuntu « ce soir ». Voilà quelqu'un qui a prévu de narrer son aventure avant même qu'elle ne commence : c'est prendre le risque de n'avoir pas grand chose à dire si l'aventure devait tourner court.
Je vous passe les billets suivants pour évoquer le cinquième billet qui constitue en quelque sorte une conclusion puisque la demoiselle raconte qu'elle a finalement dû remplacer son ordinateur portable endommagé et que – surprise ! – elle profite dorénavant exclusivement de son Windows 7 préinstallé qui « [lui] plait beaucoup aujourd'hui ».
Mais pour Élodie la vraie conclusion est ailleurs : « Pour tout vous dire, il n'y a pas que ça. Il ne suffisait pas qu'un Windows 7 arrive pour me faire abandonner Linux du jour au lendemain [...] Je vais tenter d'expliquer ce changement de point de vue radical... ».
Suivent des explications alambiquées où le lecteur perplexe découvre que l'auteure se drape de nobles principes sur les bienfaits du partage auxquels elle tourne immédiatement le dos la ligne suivante, tout ça pour expliquer finalement que son angélique petit copain a – ça ne s'invente pas – laissé les clés d'administration de son projet de traduction en français de fanzine sur Ubuntu à un gars démoniaque qui a fini par l'évincer.
Pour résumer en une phrase la raison donnée par Élodie pour expliquer son récent dégoût du Libre : la communauté recèle des méchants pas beaux.
L'auteure a fini par s'autocensurer et par retirer son billet, en laissant dans un premier temps une petite explication où l'on apprend que : non, les commentateurs n'ont pas réussi à la convaincre de l'inanité de son propos, mais oui, elle est déçue du manque de soutien de la communauté. Puis l'explication elle-même a été retirée et l'ensemble des commentaires (souvent pertinents) des lecteurs avec. Respectant la volonté de l'auteure je résiste à la formidable tentation de recopier son billet ici pour le démonter ligne à ligne comme il le mériterait.
Deuxième billet
Le deuxième billet qui me fait réagir est publié par Cyrille BORNE. Le gaillard n'a plus besoin d'être présenté, il constitue pour beaucoup – moi compris – un port d'attache dans l'océan du Web, le genre d'endroit où l'on aime revenir non seulement pour la qualité de ce que l'on y trouve mais aussi pour constater, apaisé, que certaines choses ne changent pas : Tristan Nitot mourra en promouvant les solutions libres depuis Firefox sur son Mac, Christophe expirera dans un dernier souffle numérique incompréhensible pour le commun des mortels, Frederic Bezies finira forcément fâché avec quelqu'un au milieu de ses benchmarks, Cyrille BORNE partira aigri et tout ça, c'est rassurant quelque part.
Si j'ai bien compris son récent billet « Ce qu'on ne peut pas expliquer aux mamans... », Cyrille se plaint de la difficulté de promouvoir les logiciels libres alors que les membres de la communauté ne marchent même pas tous dans le même sens :
Comment expliquer encore à maman ou à mes élèves, le conflit qui oppose Oracle à la document fondation et son libreoffice. Le ton monte encore d'un cran entre Oracle et les développeurs de libreoffice qui sont encore présents dans le projet openoffice et je pense que ça va tourner comme j'ai pu l'annoncer dans mon précédent billet à savoir la présence de deux logiciels bien distincts [...] à ce moment là personne n'y comprendra plus rien sauf nous les informaticiens, les gens au courant.
Car finalement ma râlerie de ce matin ne me concerne pas, c'est juste une constatation amère pour les gens que je fais migrer et qui ne pourront jamais posséder l'autonomie nécessaire pour s'en sortir à moins de faire comme nous les barbus, s'y coller réellement. Qu'on s'intéresse, qu'on comprenne un peu c'est une chose, par contre qu'on doive devenir un féru de l'informatique d'un point de vue technique, politique, économique et philosophique, car ce qui se passe actuellement pour les logiciels que possède Oracle dépasse de loin l'utilisation du logiciel et même la notion de liberté du logiciel, je trouve cela anormal.
Tout le monde n'a pas le temps ni la passion pour comprendre cet ensemble complexe, et parfois il arrive aux gens de vouloir seulement taper une lettre. [...] quand les noobs qu'on aura embarqué sur le fil tomberont, nous volerons avec élégance, notre barbe Stallmanienne dans le vent pour les sauver, notre belle armure un peu entâchée par la perte de temps et le manque de crédibilité qu'offre le libre actuellement.
On connaît les dérives du propriétaire, la course à l'équipement pour faire tourner le dernier OS et en plus pas le choix parce que le précédent ne sera pas maintenu. On connait l'utilisation des données personnelles aussi, enfin toutes les raisons pour lesquelles le libre c'est bien. Le soucis c'est que le côté amateurisme, le côté obscur dans des conflits d'intérêts que personne ne comprend [...] commence à se faire de plus en plus sentir. Il devient de plus en plus difficile aujourd'hui d'inviter des noobs sous Linux et les logiciels libres tant tout est précaire actuellement.
Je vous présente ici une version tronquée du billet de Cyrille, la version intégrale brasse d'autres sujets dont certains ne sont qu'effleurés et nécessitent pour être correctement appréhendés la lecture de précédents billets de Cyrille (notamment sur l'argent et le Libre).
Il y a de quoi s'étonner d'apprendre, en lisant ce billet de Cyrille, qu'une divergence de vue entre différents acteurs du Libre se traduisant par une scission en deux d'un projet existant rende d'un seul coup le monde des logiciels libres tellement difficile d'accès qu'il faudrait rien moins qu'être expert technique, politique, économique et philosophique pour pouvoir continuer à utiliser des logiciels libres. On se rassurera parallèlement en se disant que la guerre ouverte entre Apple et Adobe autour de Flash doit faire basculer des millions d'utilisateurs vers le logiciel libre tant la situation est devenue complexe dans le monde des logiciels propriétaires.
Point commun
Le point commun entre ces deux articles est le procédé rhétorique qui consiste à condamner les solutions libres au motif que les partisans et acteurs du Logiciel Libre ne sont pas tous des gens parfaits – ou, pour reprendre la formule d'un certain j-c qui commentait le billet d'Élodie : un village hippie où tout le monde se donne la main.
Le monde du Logiciel Libre devrait ainsi faire deux fois ses preuves : une première fois en démontrant la pertinence de son mode original de création et de diffusion de logiciels, et une deuxième fois en démontrant que chaque membre de la communauté est canonisable. Tout l'intérêt de ce procédé rhétorique pour celui qui l'utilise est qu'il désarme par avance son interlocuteur à qui il est demandé de démontrer l'impossible.
D'autant que, par nature, les Logiciels Libres sont susceptibles de générer plus de disputes que leurs équivalents propriétaires. Quand les premiers sont créés le plus souvent de façon communautaire, par des gens d'horizons variés qui doivent s'organiser pour collaborer, les seconds sont le plus souvent développés au sein d'une entreprise dans le respect du lien de subordination hiérarchique. Mais comme le disait j-c dans un de ses commentaires : cela fait des années que les libristes travaillent en communauté tant bien que mal, et certaines leçons ont été retenues.
La communauté du Libre n'est pas la Communauté de l'anneau. Elle n'est pas composée que de cœurs nobles et purs. Elle est composée d'humains – avec leur qualités et leurs défauts – partageant un même objectif.
Alors oui, la communauté est prête à défendre les mérites comparés des Logiciels Libre et à être jugée sur le résultat de ses efforts. Mais non, elle n'a pas à se défendre de ne pas être parfaite et elle n'a pas à l'être d'ailleurs : elle est humaine et vivante.
En conclusion, je citerai JcFrog, inénarrable troubadour 2.0 : Tout n'est pas parfait dans l'Open source, mais c'est libre.
Mise à jour – la réponse (énorme) de Cyrille, consultable sur son blogue : La communauté du Libre n'est pas un roman de Tolkien, et Cyrille n'est pas la pythie