Carnet de notes des douze jours suivant le meurtre de Nahel

Rédigé par antistress le 14 juillet 2023 - Aucun commentaire

Un chirurgien réalisant une opération de précision

Je reprends ici quelques pensées que j'ai essayé de formaliser (en commentaires publics ou dans le cadre d'échanges privés, pour tenter de dépasser mon état premier de sidération), au cours des douze jours qui ont suivi la mort de Nahel, jeune franco-algérien de 17 ans abattu à bout portant par un policier le mardi 27 juin 2023.

Correspondance privée du mercredi 28 juin

J'ai essayé de réfléchir à ce qui se joue, c'est tellement sidérant dans un premier temps, et perturbant dans un second temps, ce qui est montré sur la vidéo où le policier abat froidement et méthodiquement un jeune non armé.

1°) La réalité des actes posés

Si on fait l'effort d’écarter nos mécanismes inconscients de rationalisation qui sont là pour nous rassurer (police=légitime, plus stigmate de la victime : il l'a forcément cherché) et d'être honnêtes avec nous-mêmes, ce que montre la vidéo c'est exactement ce que montre le film Dredd de 2013 : la peine de mort ambulante appliquée en cas de refus d'obtempérer, dans le film par un juge armé, ici par un policier armé. Faut quand même prendre le temps de comprendre ce que ça signifie, ce n'est pas tout à fait un détail. Rappelons que le juge Dredd agit conformément à la loi dans une société parfaitement légaliste. [1]

2°) Ce que dit la loi : l'article 435-1 du code de la sécurité intérieure

Dans l'exercice de leurs fonctions et revêtus de leur uniforme ou des insignes extérieurs et apparents de leur qualité, les agents de la police nationale et les militaires de la gendarmerie nationale peuvent […] faire usage de leurs armes en cas d'absolue nécessité et de manière strictement proportionnée : […] 4° Lorsqu'ils ne peuvent immobiliser, autrement que par l'usage des armes, des véhicules, embarcations ou autres moyens de transport, dont les conducteurs n'obtempèrent pas à l'ordre d'arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d'autrui ; […]

On comprend qu'il y a deux gardes-fous tout de même dans la loi : en cas d'absolue nécessité et de manière strictement proportionnée et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d'autrui. Je pense que la deuxième condition gagnerait certainement à être précisée, on ne peut laisser une vague supposition hypothétique la valider.

Mais la question soulevée, il me semble, comme d'habitude, est celle-ci : qu'est-ce qui fait que de manière non marginale des policiers se sentent autorisés à agir de la sorte ?

Il faut interroger ce qui déconne dans le système, au delà des personnes. Par exemple il faudrait questionner :

  • culture viriliste partagée chez les pompiers (voir les cas de viols en tournante entre collègues) et les policiers ;
  • discriminations selon la race, l'âge, le sexe et la classe sociale (racisme, âgisme, sexisme, classisme) répandu dans la société mais beaucoup plus parmi les policiers. Ici il s'agissait d'un jeune homme Nord-Africain de 17 ans : à voir si c'est une corrélation ou une causalité ;
  • Le système de sanction des policiers est-il efficace (dissuasif) ?
  • L'exemplarité est-elle une priorité des hiérarchies (gouvernements inclus) ?
  • La formation et le recrutement ;
  • etc.

Je remarque en me relisant que j'ai employé une périphrase pour le terme « exécution » qui ne m'est même pas venu à la conscience tellement j'ai du mal à réaliser/qualifier ce qui s'est passé et que mon cerveau évacue aussitôt.

[1] ce que Emmanuel Todd avait déjà souligné dans ton bouquin « Après la démocratie » (2008) au sujet du régime nazi d'Hitler qui était extrêmement légaliste, chaque ordre étant écrit et respectant les procédures et les hiérarchies légales. La loi est nécessaire mais non suffisante à protéger les libertés fondamentales.

Discussion privée tenue le samedi 1er juillet

Samedi 1er juillet j'apprends l'existence d'une cagnotte très élevée pour le policier qui a abattu Nahel en même temps que d'une autre bien inférieure pour la famille de Nahel. Je fais un don à celle de Nahel et décide à cet instant précis que

Je suis Nahel

Post du mercredi 5 juillet : France, la République aveugle ?

Voir la reprise du post sur ce blogue.

Commentaire public du vendredi 7 juillet, en réponse à un propos sur le voile islamique

Je me souviens de cette image à but humoristique qui m'avait marquée : on voyait d'un côté une femme quasi-nue hypersexualisée, de l'autre une femme quasi-couverte et voilée, sorte de match occident-orient pour le dire vite.

J'ai dû reconnaître que je n'étais à l'aise avec aucun modèle, et encore moins avec le fait que j'avais fini par trouver le premier normal.

… suivi dans la foulée d'un commentaire complémentaire

Et le fait que, dans nos sociétés, les adolescentes soient autant sujettes à des pathologies s'inscrivant dans leur corps (anorexie, boulimie) doit peut-être nous interroger sur l'insupportable pression que nos sociétés patriarcales font peser sur le corps des femmes.

La boulimie touche trois filles pour un garçon ; l'anorexie touche neuf filles pour un garçon. Les troubles anorexiques sont en augmentation dans les pays occidentaux, et le nombre d’hospitalisations pour anorexie a doublé en une génération.
https://www.vidal.fr/maladies/psychisme/anorexie-boulimie/qui-troubles-comportement-alimentaire.html

Autre commentaire public du vendredi 7 juillet, rebondissant sur un propos relatif aux statistiques ethniques

Je ne suis pas persuadé que plus de statistiques conduirait d'avantage à une prise en compte de la question. Les résultats de la recherche sont là, le terrain fait remonter les constats et ressentis, le·la Défenseur·se des droits alerte, les observatoires font des rapports jusqu'à leur dissolution, Borloo remet un rapport suite à une commande du président, les crises enflamment les territoires délaissés. Pourtant il n'y a pas de problème, pas du côté de la République en tout cas.

Pareil en éducation avec Pisa (la France, Le pays dont le système scolaire accroît les inégalités sociales), etc. Osef, on a le meilleur système puisqu'on le dit.

Et puis c'est pire ailleurs. Et, quand c'est pas possible de trouver pire, c'est pas comparable. Il y a une posture de déni. En France on ne s'excuse pas pour l'esclavage et la richesse volée aux pays colonisés, les violences commises [1]. On ne déboulonne (même pour transfert au musée) ni n'ajoute de plaque contextualisante aux statues d’esclavagistes, lesquels se trouvent ainsi célébrés avec les honneurs sur la voie publique.

Puisque la constitution dit que la loi assure l'égalité de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion, alors c'est qu'il n'y a pas de discrimination, pas systémique en tout cas. Hop, effacé le passé colonial, l'Histoire et tout le reste. Nous sommes une pure émanation de l'article 1 de la constitution, un sou neuf.

Comme pour l'inceste : il a fallu Dorothée Dussy pour que l'on ait une anthropologie de l'inceste, de ce qui se passe réellement et concrètement dans les familles. Jusque là les grands (hommes) anthropologues étudiaient « le tabou de l'inceste ». Et puisque c'est tabou, pas la peine d'aller plus loin.

Mais la carte n'est pas le territoire éclaire le dicton. Sauf que la référence systématique à la carte permet, selon les motivations : au mieux un déni confortable, au pire une stratégie de conservation et d'accroissement du pouvoir et de la domination.

[1] [Histoire] Esclavage: les pays qui se sont excusés et ceux qui ne l'ont pas fait (article du 16/07/2022)

Correspondance privée du samedi 08 juillet

Autre autre bonne idée : après une répression massive policière puis judiciaire [1] déployée sur les territoires abandonnés par la République, le discours de dépolitisation des révoltes de la jeunesse discriminée, la menace de couper les réseaux sociaux, la volonté de réprimer les parents de classe défavorisée, Emmanuel Macron veut durcir l’Éducation nationale pour remettre de l’autorité à l’école (je te laisse deviner quelle catégorie de la population est ciblée).

En fait, ça ne m'étonnerait pas que tout cela soit mis en œuvre, à l'exception de la menace de couper les réseaux sociaux qui est la seule proposition qui ne vise pas les populations discriminées et qui servait juste de diversion.

… complétée le lendemain

Je peux développer un peu si tu veux.

Il m'a fallu du temps dans mon parcours de compréhension de la culture de l'inceste (en tant que grille de lecture, après celle du viol dont elle s'inspire et qu'elle étend, élargissant ainsi le tableau descriptif et surtout explicatif du continuum des violences de l'intime) pour bien appréhender cette notion de domination qui commence et se renouvelle en permanence dans l'intimité.

C'est à ma deuxième lecture de "L'inceste dans les règles du patriarcat", de Juliet Drouar, in La culture de l'inceste (collectif, au Seuil - sept 2022) que j'ai fini par en saisir le sens et la portée. Quelques extraits :

Cette mise en relation constante et asymétrique pour tout et n'importe quoi permet de pérenniser ces catégories. Devenir « un homme » ou devenir « une femme » […] est donc avant tout occuper une place de dominant ou de dominée au regard de l'autre groupe et dans les interactions répétées avec cet autre groupe. En effet, sans interactions répétées de domination (où l'un oblige l'autre), les personnes ne peuvent se constituer comme dominant et dominée, et en l'occurrence comme personnes « homme » et « femme ». Autrement dit, si à chaque fois que vous croisez quelqu'un vous faites une courbette, vous finissez par être courbée. (p.51)

Plus loin :

Ainsi, au sein de la communauté occidentale « famille », les positions de dominant·es-dominé·es en fonction de l'âge et du sexe sont structurelles. Les actes de domination, dont l'inceste, qui ont lieu en son sein sont donc non seulement prévisibles mais a priori nécessaires à la reconduction de ce type de communauté. Comme nous l'avons dit, il faut des relations et des actes de domination pour reproduire/constituer performativement ces positions de domination. (p.57)

Et aussi :

En effet, pour maintenir des positions de dominant·es-dominé·es, il s'agit de multiplier les interactions en domination. Les positions de domination ne s'affirmant pas ex nihilo mais en lien direct avec cet « autre » par une pluralité d'actes la signifiant. (p.65)

C'est avec cette grille de lecture de reconduction de la domination par des actes répétés encore et encore que je prends le pari que toutes les mesures évoquées par notre président visant les populations discriminées seront mises en œuvre :

  • répression massive policière puis judiciaire déployée sur les territoires abandonnés par la République ;
  • discours de dépolitisation des révoltes de la jeunesse discriminée ;
  • répression des parents de classe défavorisée ;
  • volonté déclarée de remettre de l’autorité à l’école ;
  • d'autres à venir probablement.

(C'est aussi ainsi qu'il est possible de comprendre l'ensemble de ses mesures depuis son entrée en fonction, par la nécessité de reconduire les positions de domination en l'occurrence celles du Capital)

[1] v. les CR de l'avocat Rafik Chekkat à Marseille par exemple (on trouve des CR similaires à Nanterre) :
https://threadreaderapp.com/thread/1675864605703254016.html
https://threadreaderapp.com/thread/1676209401755992065.html

Message privé du dimanche 09 juillet

C'est étrange, hier à une soirée où j'étais convié, la révolte des banlieues a été évoquée à un moment via et chez vous y'a eu des dégâts ?, comme si on parlait d'un orage, d'une inondation ou d'un autre évènement constitutif d'un cas de force majeure.

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